- Des dizaines de milliers de personnes expulsées de force depuis janvier 2024 des quartiers de Gesco, Boribana, Banco 1 et Abattoir
- Des expulsions sans notification adéquate et raisonnable, dont certaines impliquant des violences ; des enfants privés d’éducation ; 133 fermiers privés de leurs moyens de subsistance
- Les mesures de soutien annoncées en mars 2024 doivent être mises en œuvre en urgence au profit de toutes les personnes affectées.
Les autorités ivoiriennes doivent immédiatement garantir les droits des dizaines de milliers de personnes expulsées et suspendre les expulsions massives à Abidjan jusqu’à ce que des garanties soient mises en place pour interdire les expulsions forcées et assurer la protection des droits des personnes susceptibles d’être touchées, a déclaré Amnesty International.
Tous les résidents doivent être protégés
Hervey Delmas Kokou, directeur exécutif d’Amnesty International Côte d’Ivoire
contre les expulsions forcées.
De vastes opérations de démolition de quartiers et de déguerpissement de leurs habitants ont été lancées en janvier 2024, sur des sites considérés comme à risque d’inondation. Les quartiers Gesco, Boribana, Banco 1 et Abattoir ont été démolis dans le cadre d’un plan de démolition de 176 sites, selon un communiqué officiel rendu public le 26 février 2024 par le district autonome d’Abidjan.
Les familles expulsées avec lesquelles Amnesty International s’est entretenue ont indiqué qu’elles n’avaient pas été véritablement informées ni consultées sur les procédures d’expulsion, les possibilités d’indemnisation et les solutions de relogement. En outre, elles n’ont pas reçu de préavis suffisant et raisonnable avant la destruction de leurs maisons. Des milliers de familles expulsées de force n’ont toujours pas été relogées et/ou indemnisées pour toutes les pertes subies.
« Quelles que soient les raisons invoquées pour justifier ces destructions, les autorités ont clairement manqué à leurs obligations en matière de droits humains, notamment celles découlant de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), tous deux ratifiés par la Côte d’Ivoire en 1992. Tous les résidents doivent être protégés contre les expulsions forcées. Ils doivent être véritablement consultés et recevoir un préavis adéquat et raisonnable avant les démolitions. Ils doivent également recevoir une indemnisation préalable et équitable pour les pertes subies et bénéficier d’une solution de relogement adéquate si nécessaire », a déclaré Hervey Delmas Kokou, directeur exécutif d’Amnesty International Côte d’Ivoire.
Plus de 10 machines ont envahi le village sans sommation ni mise en demeure
Du 7 au 19 juin 2024, Amnesty International a visité quatre quartiers touchés par les démolitions : Gesco (sites Pays-Bas et Rivière), Banco 1 et Boribana, détruits en janvier et février 2024, et Abattoir, détruit du 1er au 4 juin 2024.
Le nombre de personnes et de propriétés touchées par les démolitions n’est pas connu précisément car les autorités n’ont pas procédé à un recensement systématique dans chaque quartier. Selon des données communiquées par les autorités locales, 1 199 familles et 203 propriétaires à Gesco, et 600 familles à Abattoir ont perdu leurs maisons. Le nombre de personnes affectées à Boribana a été estimé à 28 000 par Colombe Ivoire, une ONG locale. À Banco 1, 5 000 personnes ont été touchées, selon un dignitaire de la chefferie.
Toutes les personnes rencontrées par Amnesty International ont déclaré qu’elles n’avaient pas été consultées sur les conditions des expulsions et qu’elles n’avaient pas été dûment informées du jour des démolitions.
J’étais sortie. À mon retour, ma maison avait
Aimée, propriétaire d’une maison à Gesco
déjà été démolie.
Echo Yapo, secrétaire général de la chefferie de Banco 1, a déclaré : « nous avons été surpris le 25 février. Plus de 10 machines ont envahi le village sans sommation ni mise en demeure, sans qu’on ait ne serait-ce qu’une petite note de l’État… Les machines ont tout détruit. » Aimée est propriétaire d’une maison à Gesco, détruite le 20 février : « nous n’avons pas été avertis. J’étais sortie et les voisins m’ont appelée pour me dire qu’ils étaient en train de casser les maisons. À mon retour, ma maison avait déjà été démolie. »
Plusieurs des résidents qu’Amnesty International a rencontrés étaient en possession d’Arrêtés de Concession Définitif (ACD), documents légaux conférant la propriété d’un terrain en Côte d’Ivoire. Eux aussi ont été touchés par les démolitions, comme Julien, propriétaire d’un immeuble à Gesco. « L’ACD est le papier qui prouve que ce terrain m’appartient. Et ce que j’ai construit dessus, on me l’a cassé. Est-ce que ce terrain m’appartiendra toujours ou on veut me l’arracher ? »
Le 23 février, le Conseil national des droits de l’homme avait dénoncé dans une déclaration des « opérations menées au mépris des droits fondamentaux » et « sans concertation ».
Le droit à l’éducation également violé
Outre les maisons et les magasins, les écoles ont également été détruites, privant d’éducation des enfants et des jeunes, sans qu’aucune solution ne soit proposée.
Assita était élève en classe de 4ème au Groupe Scolaire Cha-Hélène, une école privée reconnue par l’État située à Gesco qui accueillait près de 800 élèves. Elle est déscolarisée depuis les destructions du 19 février. « Notre maison et mon école ont été cassées. J’ai été obligée d’aller vivre chez ma tante à Songon, et j’ai dû abandonner l’école. » Au quartier de Banco 1, l’imam explique qu’une école coranique a été détruite : « cette école encadrait plus de 500 élèves, dont mes enfants. Depuis que nous avons été expulsés, mes enfants ne sont plus allés à l’école, ils ont perdu une année. »
J’ai dû arrêter mes études pour aider ma maman à faire du petit commerce et subvenir à nos besoins.
Waraba, étudiante à l'Université Virtuelle de Côte d'Ivoire
Certains élèves n’ont pas pu passer leurs examens comme prévu en juin. Yaya, élève de terminale au Groupe Scolaire Cha-Hélène, témoigne : « les conditions de préparation de l’examen étaient difficiles. En plus de l’école, nos maisons ont été cassées et il y a des documents que nous n’avons pas pu sauver. Nous n’étions pas prêts physiquement et moralement pour passer le Bac. »
Waraba, étudiante à l’Université Virtuelle de Côte d’Ivoire, a arrêté ses études depuis les destructions à Gesco : « notre maison a été cassée. À cause du choc, mon père a eu un accident vasculaire cérébral, il n’arrive plus à travailler. J’ai dû arrêter mes études pour aider ma maman à faire du petit commerce et subvenir à nos besoins. »
Les enfants et les jeunes expulsés doivent avoir un accès sûr et sécurisé à l’éducation, conformément aux Principes de base et directives sur les expulsions et les déplacements liés au développement.
« Nous sommes à la rue, dans les larmes. Rien n’est fait, rien n’est dit »
Le 13 mars, le gouvernement avait annoncé l’octroi de 250 000 FCFA (environ 372 euros) par ménage expulsé de Boribana et Gesco, un accompagnement aux propriétaires fonciers dans l’acquisition de parcelles en pleine propriété, la mise à disposition de terrains selon la taille de la famille, l’allocation d’une aide à la construction d’un montant de 1 million FCFA par famille, et la mise en place d’une cellule aménagement des quartiers précaires du district autonome d’Abidjan logée à la primature pour assurer le suivi des déguerpissements.
Dans le quartier de Gesco, 133 fermiers ont vu leurs enclos et bassins de pisciculture démolis le 21 février. Un terrain de près de quatre hectares leur avait été octroyé par une société d’État, la Société de Développement des Forêts, pour la création d’une zone agro-pastorale. L’association des fermiers estime les pertes à environ 650 000 000 FCFA, soit environ 1 million d’euros.
Cinq mois après ces destructions, au moment de la visite d’Amnesty International sur le site, aucune indemnisation n’avait été versée selon les fermiers, qui déplorent un manque de communication. Guillaume a perdu l’ensemble de son bétail : « nous sommes allés demander aux techniciens du district si notre site serait impacté, ils nous ont dit non, donc nous n’avions pas jugé bon d’évacuer nos bêtes. À notre grande surprise, tout a été détruit, nos bêtes se sont enfuies çà et là. »
Konima, qui avait investi dans la pisciculture, dit avoir tout perdu : « j’ai investi près de 10 000 000 FCFA que j’avais empruntés à la banque. Huit personnes travaillaient pour moi. Je suis perdue face à tout ce qui se passe. » Depuis les destructions, « aucune autorité n’est venue nous voir » dit Lazare. « Depuis le 21 février, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais assisté à une réunion avec le maire » explique Sophie, une éleveuse de porcs.
Selon l’ONG Colombe Ivoire, 256 personnes du quartier de Boribana ont été relogées dans la commune de Songon Ahiwayi avant les expulsions, mais des milliers d’autres personnes ont refusé le relogement proposé car le site de réinstallation se trouvait à quarante kilomètres. Selon les Principes de base et directives sur les expulsions et les déplacements liés au développement, les logements alternatifs doivent être situés aussi près que possible du lieu de résidence d’origine et des moyens de subsistance des personnes expulsées.
Aimée, affectée par les destructions à Gesco, témoigne : « ça fait aujourd’hui 6 mois que nous sommes dans les larmes, dans les pleurs, à la rue. Jusqu’à aujourd’hui, rien n’est fait, rien n’est dit. On ne nous a pas encore dédommagés. »
Le 11 juin, l’adjoint au directeur général des services techniques du district autonome d’Abidjan a déclaré à Amnesty International que les ménages touchés par la destruction du quartier de Gesco avaient reçu chacun une aide au relogement d’un montant de 250 000 FCFA. Au moment de la visite d’Amnesty International, des ménages d’Abattoir attendaient toujours d’être relogés comme annoncé par les autorités. Les personnes rencontrées par Amnesty International à Banco 1 ont déclaré qu’elles n’avaient reçu aucune indemnisation.
Des violences rapportées pendant les expulsions
Un usage excessif de la force lors de la destruction des sites a été rapporté par une vingtaine de témoins rencontrés par Amnesty International. « Il y avait beaucoup de cargos de police. Les forces de l’ordre nous ont intimé l’ordre de sortir de nos maisons. Certains résistaient, ils ont tiré des gaz lacrymogènes, il y avait de la fumée partout » a dit un habitant de Gesco. « Ils sont arrivés à 23 heures et sont restés jusqu’à 2 heures » a raconté un habitant d’Abattoir. Assita, élève au Groupe Scolaire Cha-Hélène, a dit : « les corps habillés ont brutalisé les élèves qui ont voulu s’interposer lors de la destruction de l’école. »
Selon le droit international, les expulsions doivent avoir lieu pendant la journée, dans le respect de la dignité et de la sécurité des personnes concernées, sans recours excessif à la force. Les autorités doivent veiller à ce que tout recours à la force soit strictement nécessaire, proportionné et conforme aux normes internationales en matière de droits humains, notamment le Code de conduite des Nations unies pour les responsables de l’application des lois et les Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois.
Le 25 juillet, dans le quartier Ebrié d’Adjamé, un autre quartier concerné par des expulsions, des affrontements ont éclaté entre les forces de l’ordre et les résidents, faisant plusieurs blessés selon des sources médiatiques.
Nous demandons aux autorités de mener une enquête sur les allégations de recours excessif à la force.
Samira Daoud, directrice régionale d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale
« Nous demandons aux autorités de mettre immédiatement un terme aux expulsions forcées à Abidjan pour prévenir toute violence et de veiller à ce que les personnes dont les droits ont été violés aient accès à la justice et à des voies de recours effectives. Nous leur demandons également de mener une enquête rapide et impartiale sur les allégations de recours excessif à la force, et de traduire en justice les personnes soupçonnées d’en être responsables », a déclaré Samira Daoud, directrice régionale d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale.
Le 19 juillet 2024, Amnesty International a envoyé au premier ministre de la Côte d’Ivoire un courrier offrant la possibilité d’un droit de réponse aux principales conclusions figurant dans la présente publication. À la date du 5 août, Amnesty International n’avait reçu aucune réponse.